Longtemps, elle a chanté les mots des
autres. Maintenant, elle dit les siens. A l'interphone,
il y a d'abord la couleur de sa voix. Acidulée,
et ce jour-là voilée par des cigarettes à l'eucalyptus.
Gainsbourg s'en est servi comme d'une scie,
Michel Berger l'a fait vibrer. «La première
fois qu'on s'est assis au piano, ma voix sur
sa musique c'était comme une évidence. Simple
et naturelle. On ne peut pas le chanter autrement.»
Souvenir qui plante le décor : elle est l'interprète,
l'épouse, la veuve, la gardienne de la musique
et du phrasé. C'est pour lui, pour «les dix
ans» (de sa mort) qu'elle reçoit. «La groupie
du pianiste c'est moi. J'ai été la femme et
la chanteuse la plus heureuse du monde.»
L'idole garde une frange taillée à la serpe.
Mais c'est une femme mûre aux yeux ouverts qui
parle. La poupée de cire a fondu et la groupie
fait ses gammes.
«Je suis anticonformiste et personne ne
le sait», dit-elle, insistant pour être
photographiée dans l'entrée de son appartement
taggée par un jeune artiste. C'est là qu'ils
avaient emménagé en famille en 1986. Quartier
haussmannien chic, près du parc Monceau, triplex
sous les toits. Les murs du petit bureau où
Michel composait sont désormais couverts de
brindilles africaines. Dans une case de la bibliothèque,
ses vieux 33 tours de Sonny Rollins, d'Ella
et Louis. Mais le piano blanc a disparu. En
bas, dans le séjour, reste le demi-queue noir
comme centre de gravité. «Il n'aimait pas
qu'on pose des choses dessus, ce n'était pas
un meuble !»
Les pianos c'était lui, l'art de la maison,
elle. Celle-ci et celle proche de Dakar, où
elle s'apprête à repartir. Histoire de
fuir un anniversaire. Cinq ans après son mari,
sa fille est morte de la mucoviscidose, elle
avait 19 ans. «Pauline est partie un 15 décembre,
ici c'est très lourd», dit-elle. «Quand
j'ai acheté cette maison sur l'île, il y avait
trois lits dans la grande pièce, pour nous et
pour chacun des deux enfants. Et un piano. Je
m'étais dit que la pire chose serait de m'y
retrouver seule. Et pourtant, quand cela est
arrivé, je n'ai pas trouvé d'autre solution
que d'être face à la mer.» Dans un coin,
par terre, une photo du peintre Jean-Michel
Basquiat braquant un faux revolver sur sa tempe.
«Je l'ai décrochée, ce n'est plus mon état
d'esprit», glisse-t-elle. Elle n'a pas consulté
de psy, juste quelques personnes et des bouquins.
«En dix ans, elle a perdu son complexe intellectuel.
Elle a été mise sur les planches très jeune
et laissée en stand-by dans une adolescence
tardive. Et puis les drames ont libéré sa parole.
Je l'ai vue lire les Consolations de
Sénèque, parler des heures avec une amie qui
a perdu trois de ses enfants. Elle est devenue
une grande bonne femme sophistiquée et intelligente»,
explique Philippe Chatilliez, publiciste et
ami de la première heure. «Gainsbourg et
Berger l'avaient pressenti chez elle, qui lui
ont fait chanter des ordres et passer des messages:
Laisse tomber les idoles, Attends ou va-t-en,
Résiste, débranche.» Elle se rappelle
que son père l'appelait «le petit caporal»
et qu'elle ne voulait «pas une
vie ordinaire». Mais elle se raconte toujours
comme la créature d'un homme.
Seules les circonstances l'ont contrainte à
l'autonomie. «Je suis libérée de tout. J'ai
de l'argent, j'ai tout réussi dans un métier
qui m'a obligée à être dans la lumière, je n'ai
plus rien à construire. C'est assez léger.»
Et vertigineux.
Un gros matou fait une apparition. «C'est
Jimmy, le chat de Pauline !» Son fils Raphaël,
21 ans, a pris son indépendance il y a un mois.
«C'est un mutant, il fait une école d'ingénieur
du son, des stages en studio, mais ne veut pas
être dans la lumière», confie-t-elle. Reste
dans la maisonnée une petite tribu de femmes
qu'elle forme avec Annie et Nane, dames de compagnie.
«A Dakar, elle se fait apporter Libé
tous les matins en pirogue», raconte
Annie. «Avec Michel je suis passée à gauche.»
Après, elle est restée socialiste. «J'ai
voté Jospin, je n'ai rien à me reprocher. Au
second tour, j'ai jeté les bulletins Le Pen
sur le trottoir.» Elle parle de tout, «des
pétroliers à double coque», de la double
peine dont «Sarkozy a tellement raison de
faire une petite respiration dans la dureté
de son programme». De Nolwenn, sa candidate
préférée de Star Academy, qui chante
Berger et qu'elle suit tard le soir lors du
résumé de la journée. De ce déjeuner à l'Elysée
où «Coluche ne parlait que de cul alors que
Michel essayait d'avancer sur la retraite des
artistes». De Mitterrand «fan de Starmania
qui envoyait des petits mots à l'une des
interprètes». De cette chanteuse anglaise,
le soir de sa victoire à l'Eurovision en 1965,
«qui me coursait dans les coulisses pour
me coller une gifle». Du public qui la hue
lors de son premier Olympia parce qu'elle n'a
pas repris Sacré Charlemagne. De son
père, petite gloire du music-hall, qui l'avait
amenée chez Piaf. Et encore de Gainsbourg :
«J'avais 16 ans, je le voyais pour des goûters
qu'il passait à pleurer au téléphone avec Bardot
qui le quittait.»
Elle assure avoir bâti quelques digues contre
la nostalgie. Elle considère comme son devoir
de commémorer la mort de Berger avec un livre,
des documentaires et l'intégrale. Elle a réalisé
son autoportrait pour France 3, puis un portrait
de Michel Berger pour TF1 qui ne l'a pas encore
programmé. C'est un objet impressionniste où
les extraits de chansons et d'interviews se
mêlent à des images en Super-8 du bonheur familial
perdu. «C'est pas trop triste ?», interroge-t-elle
après l'avoir montré. Si, parce qu'on en connaît
la fin. Et qu'elle y livre quelques clés. «Quand
Michel avait 8 ans, son père, Jean Hamburger,
est parti de la maison. Il lui a confié que
son frère aîné avait une sclérose en plaques
incurable. C'était un grand professeur de médecine
et il ne l'acceptait pas. Toute sa vie, Michel
a attendu la mort de son frère puis celle de
sa fille.»
Ces images de promenade main dans la main dans
la garrigue, de baignades dans la piscine avec
les enfants, sont aussi là pour rappeler que
c'est elle qu'il avait choisie. «J'ai eu
des difficultés avec les fausses veuves de Michel,
Véronique (Sanson, ndlr), Luc Plamondon»,
ironise-t-elle. Elle a dû mettre le holà à un
Starmania en espagnolade. Et a laissé
filtrer sa colère quand Sanson a chanté Berger,
au nom de leur amour de jeunesse. Tout
cela entretient cette presse à scandale dont
elle fait la une plusieurs fois par an. Et le
regard «écrasant», selon ses proches,
de ceux qui la croisent dans la rue, lui présentent
leurs condoléances et lui demandent quand elle
va rechanter. «Mais après tout ce qui m'est
arrivé, je n'en ai jamais eu envie ! j'ai commencé
à 16 ans, j'en ai 55 ! J'ai toujours dit que
je ne serais jamais une vieille chanteuse.»
Elle est quand même remontée sur scène chanter
Tennessee avec Johnny à l'Olympia le
14 août 2000. «En sortant, il m'a dit: "Putain,
mais t'as failli me faire chialer!"».
photo SERGE PICARD