Interview
Quelques mots d’amour

J’entendais l’autre jour dans les couloirs mon patron fredonner : « Si, maman, si… Si, maman, si… Maman, si tu voyais ma vie. » Et dans la rue, une jeune femme scander, le baladeur sur les oreilles : « Ella, elle l’a… Ou-ou ou-ou… » A la télé, la Star Academy interprétait (maltraitait ?) « Musique… Et que chacun se mette à chanter… ». Certitude : France Gall et Michel Berger font partie du patrimoine national.

Par Stéphane Calmeyn




On aimerait l’avoir plus souvent à nos côtés, France Gall, comme une amie appréciée de longue date. On l’écouterait parler de ce pays, la France de ses débuts, où les filles s’affichaient poupées de cire et de son couleur rose bonbon, où les écoliers râlaient contre le rejeton de Pépin le Bref, ce sacré Charlemagne, et où l’anis donnait du goût à d’incertaines sucettes.
Elle nous parlerait de ces deux adolescents de seize ans en 1963, qui ne se connaissaient pas mais faisaient déjà de la musique chacun de leur côté : France, quasiment fille de la balle puisque son père, Robert Gall, est notamment le parolier de l’émouvante « Mamma » chantée par Aznavour et du déjà nommé « Sacré Charlemagne ». Michel, fils de la bonne bourgeoisie parisienne (la critique le lui reprochera assez par la suite, comme si une origine aisée rabotait le talent !) : c’est à son paternel — Jean Hamburger, grande figure de la médecine — que l’on doit les premières réussites mondiales de greffes de reins entre non-jumeaux.

Elle nous ravirait avec l’histoire d’un couple fabuleux — le sien — qui, en 1974, s’est déclaré son amour fou devant le pays tout entier. « Je rêve que je te fais tout bas une déclaration, ma déclaration… » Un couple qui vécut ensuite dix-huit ans de succès, de tournées, de disques platinés. Une passion musicale et conjugale sublimée par la naissance de deux enfants : Pauline et Raphaël.

Et puis elle se tairait. Car il n’est pas facile de parler du désespoir. Du décès de Michel en 1992, de son cancer un an plus tard, de la disparition de Pauline, morte de mucoviscidose à l’âge de dix-neuf ans, en 1997. Elle se tairait parce qu’elle en a assez de cette image d’icône de la douleur dont les médias — et le public ! — l’ont affublée.

Aujourd’hui, elle reçoit Sélection. Fébrile et sereine à la fois, elle s’exprime avec douceur d’une région située au-delà de la souffrance. La rencontrer, l’interviewer, c’est recueillir des éclats de rire lumineux, mais aussi moissonner la plus belle collection de silences du monde. Des rires et des silences pour évoquer Michel Berger, Si le bonheur existe, le livre qu’elle publie aux éditions du Cherche Midi. Un ouvrage sublime sur celui qui continue à respirer au rythme de sa musique.

Stéphane Calmeyn : N’est-ce qu’une impression ? Vous avez écrit un « livre d’amour » comme il existe des « chansons d’amour »…

France Gall : Il est forcément porté par l’amour. Par le mien, par celui de Jean Brousse, son ami d’enfance, mon complice pour ce livre. Mais ce n’est pas une déclaration d’amour de ma part. Je le trouve au contraire assez détaché… Au fait, qu’en avez-vous pensé ? Quelles photos avez-vous préférées. Certaines vous ont-elles choqué par leur intimité ? Et le texte ?

S. C. : Je ne savais pas que j’allais être interviewé par France Gall…
F. G. : C’est que ce livre n’est pas un livre. C’est un homme, c’est Michel.

S. C. : Vous dites dès les premières pages : « J’ai mis avec envie ma vie professionnelle au service de sa musique, et aussi ma vie privée en acceptant le piano dans la chambre. » Comment vit-on le quotidien quand vie professionnelle et vie privée sont mélangées ?
F. G. : N’oubliez pas que j’ai aimé le piano de Michel avant de l’aimer lui. C’est parce que j’ai été touchée par sa musique que j’ai voulu le rencontrer. Ensuite, j’ai découvert et aimé l’homme. J’adorais le voir au piano. Être dans son intimité musicale, pouvoir chanter à côté de lui. C’était mon rêve… On a toujours eu un piano dans notre chambre.

S. C. : Ça, c’est la face ensoleillée. D’un autre côté, Michel lui-même reconnaissait être d’une « humeur massacrante » vis-à-vis de son entourage lorsqu’il composait.
F. G. : Il a râlé toute son existence d’être souvent dérangé, et c’est vrai que nous faisions attention, les enfants et moi. Mais il y avait de l’humour dans cette situation. Michel ne pouvait jamais travailler tranquille. Il aurait pu se mettre à l’écart, mais il préférait être au milieu de nous. Les enfants voyaient leur père écrire. De temps en temps, il s’arrêtait pour leur jouer une petite chanson et puis il replongeait dans son travail. Voilà… sa création était mélangée au quotidien.

S. C. : C’était un papa musicien qui composait aussi parfois spécialement pour ses enfants…
F. G. : A Noël, il écrivait une chanson spéciale. C’était une tradition de la famille : chacun faisait un
petit numéro avec les dons qu’il possédait (je me souviens que mon père… sifflait). Je recopiais les textes, Pauline les coloriait, Raphaël l’apprenait au piano, et on la chantait tous ensemble. En anglais, quand ils ont eu l’âge d’étudier cette langue.

S. C. : A propos d’études, Michel et vous avez débuté très jeunes dans le métier. A seize ans, il signait son premier contrat de disque. Au même âge, vous vendiez déjà des centaines de milliers de quarante-cinq tours !
F. G. : J’ai quitté l’école pour ne pas redoubler ma troisième. Voilà pourquoi je suis devenue chanteuse. Chez moi, il paraissait tout à fait normal qu’une jeune fille de quinze ans et demi quitte l’école du jour au lendemain pour faire un disque. Incroyable, non ? Michel lui, n’a jamais quitté l’école. Cela aurait été inconcevable pour ses parents.

S. C. : Votre vie de chanteuse s’est construite « avec » votre famille. Michel, lui, a dû s’affirmer « contre ».
F. G. : Mon père m’a entraînée très jeune dans les coulisses des spectacles, ma mère jouait du violoncelle, mon oncle de l’orgue, mes frères de la guitare. Mon grand-père, Paul Berthier, avec lequel j’ai de grands souvenirs, est le cofondateur des Petits Chanteurs à la croix de bois… Michel, lui, était tout seul dans la musique. Certes, c’est sa mère — Annette Haas, pianiste classique — qui l’a mis devant un clavier. Mais elle était un peu désespérée dès que les notes ressemblaient trop à du Ray Charles. Et son père n’a eu de la considération pour sa musique qu’à partir des années 80.

S. C. : Michel est donc obligé de ne s’appuyer que sur sa propre volonté, tandis que vous, vous vous laissiez guider. Vos pseudonymes l’illustrent : il choisi le sien sans rien demander à personne. Vous, votre maison de disques gomme « Isabelle », votre véritable prénom, et vous impose « France ».
F. G. : Oui… Je me demande d’ailleurs si Michel n’aurait pas préféré que je ne m’appelle pas France Gall quand je l’ai rencontré. Il aurait mis moins de temps pour se décider à écrire pour moi.

S. C. : Pourquoi ?
F. G. : A cause de la peur de l’échec. Au début des années 70, tout le monde pensait que ma carrière était finie.

S. C. : Qu’est-ce qui lui a permis de surmonter cette réticence ?
F. G. : Ma voix. On a chanté au piano ensemble. Il s’est dit qu’il fallait passer au-dessus de cette peur. Il a compris ce que je deviendrais dans les dix ans à venir, et il n’a plus eu aucune inquiétude.

S. C. : Pour votre première séance de studio, il vous demande de lui donner la réplique dans « Mon fils rira du rock’n roll », une chanson qui offre un vrai dialogue d’amoureux sur nappe de violons : l’absolu du romantisme…
F. G. : Vous vous rendez compte ! Michel chantait : « Et un jour l’amour arrive, il découvre l’autre lui-même, l’autre partie de lui. » Et ma voix répondait : « Je saurai lui
dire les mots qu’il faudra pour le convaincre et il m’aimera… »

S. C. : Tous ces mots, vous ne vous les étiez pas encore dits dans la vie !
F. G. : Oh ! non. Jusque-là, on ne faisait que travailler ensemble.

S. C. : Quelques années plus tard, il vous offre pour la première fois une chanson qu’il dit avoir écrite exprès pour vous. Avec ce refrain : « Tu es ma lumière du jour. » Il l’écrivait, le chantait, mais était-il du genre
à vous murmurer ces mots-là à l’oreille ?
F. G. : Oh ! la la !… pas du tout ! Alors là, pas du tout. Quand il m’a donné « Lumière du jour », c’était vraiment : « Bon allez, je te la donne, mais t’attends pas à autre chose. » Pour lui, il n’était pas intéressant de parler d’amour heureux… Il ne m’a jamais fait un compliment. Mais tout dans son attitude montrait qu’il avait de l’admiration pour moi. Il se dévoilait dans les actes, pas dans les mots. Par exemple, il ne m’est jamais arrivé de marcher dans la rue, d’être dans une voiture, au cinéma ou n’importe où, sans qu’il me prenne la main. Il a tenu ma main dans la sienne toute son existence. Jusqu’à la fin.

S. C. : On perçoit sur les photos du livre un Michel Berger souvent hilare, exprimant une grande joie de vivre et en même temps une fragilité, presque de l’austérité. Il avait reçu une éducation protestante très rigoureuse. Son père n’avait pas l’air d’être un homme amusant…
F. G. : Que voulez-vous que je vous dise : il n’en parlait pas.

S. C. : On peut donc vivre pendant dix-huit ans avec quelqu’un dans le « summum du couple », comme vous avez un jour décrit votre relation, sans se parler de ses blessures intimes ?
F. G. : Mais il trouvait que ce n’était pas intéressant. Il pensait : « C’est passé, n’en parlons plus. » Il a commencé à vivre quand il est devenu Michel Berger. Et le reste, avant, il ne voulait pas en parler.

S. C. : Pensez-vous que, sans lui, il n’y aurait plus eu de France Gall chanteuse après 1970 ?
F. G. : Probablement oui. Cela faisait déjà des années que je m’enfonçais dans une errance artistique. C’était dur… Dur d’avoir été connue, et puis plus connue ! J’ai cherché quel autre métier je pouvais exercer, mais c’était difficile. Depuis mes débuts, le regard que les gens portent sur moi n’est jamais normal. Sur moi on s’arrête. Jamais on ne passe. On s’arrête et on reste. C’est lourd… Ne jamais pouvoir faire un geste en dehors de chez soi sans supporter un regard qui vous dévisage.

S. C. : Et vous juge ?
F. G. : Forcément.

S. C. : Est-ce cette « lourdeur » qui vous a donné envie d’arrêter de chanter, plus tard, en 1989 ?
F. G. : Pas du tout. Je sais que les gens connaissent mon visage depuis mes seize ans et qu’ils le connaîtront jusqu’au bout. Je ne me bats plus contre ça. En 1989, j’avais envie d’arrêter pour… pour pouvoir être disponible.

S. C. : Disponible à quoi ?
F. G. : A ma vie personnelle… Prendre le temps de digérer la difficulté de la vie avec un chagrin : … Pauline !

S. C. : Parce qu’elle était malade depuis plusieurs années et qu’en public vous deviez agir comme si de rien n’était…
F. G. : Absolument. C’était dur le secret. Il est déjà dur de devoir vivre quelque chose comme ça, mais, en secret, c’est encore plus dur. Et la musique ne m’emmenait plus suffisamment loin. J’étais déjà arrivée à mon top niveau avec le dernier spectacle. Professionnellement, j’étais pleinement satisfaite. C’était un bon moment pour m’arrêter. Cela a été agréable d’être en retrait. J’ai aussi pu continuer à suivre Michel, à vivre la vie que j’aimais, une vie de rêve pour nous qui faisions de la musique, une vie de création, toujours avec des musiciens.

S. C. : Dans Les Belles Imprudences, son livre de réflexion sur les avancées de la médecine, le Pr Hamburger a écrit que « l’acte médical est une révolte contre le phénomène naturel que représente la maladie ». Michel devait être justement révolté par la maladie de Pauline. L’évoquait-il avec son père ?
F. G. : Bien sûr. Ils parlaient de la recherche, des progrès…

S. C. : Et de la lenteur des progrès…
F. G. : Oui, c’était douloureux. En fait, le père et le fils ont eu des rapports essentiellement douloureux. Michel avait dix ans quand Jean lui a dit que son frère Bernard était gravement malade. Il lui a demandé de garder le secret. Ils étaient les deux seuls à le savoir ! Michel a dû vivre avec ce secret énorme. Quand son frère est « parti », en 1982, il a été délié du secret, mais il est à nouveau retombé dans un autre avec la maladie de sa fille. C’est une épreuve sur la longueur absolument extraordinaire, de souffrances en secrets.

S. C. : Jean Hamburger cite aussi une phrase de Goethe : « La question n’est pas de savoir si l’on est faible ou fort, mais si l’on peut soutenir le poids de sa souffrance. »
F. G. : Bien sûr. Toute la force est là. Michel a été nourri par ces discussions avec son père, dans les années 80. Je vous disais tout à l’heure qu’il exprimait peu ses sentiments, mais en revanche il avait un grand art de la conversation. C’est une qualité rare ! Nous n’avons pas arrêté de parler pendant dix-huit ans, de tout, tout le temps. Je ne me suis jamais ennuyée avec lui, pas une seconde.

S. C. : Je vous propose de placer côte à côte deux photos de votre livre. Sur l’une, vous êtes au piano avec Michel, dans votre premier appartement commun en 1974. L’autre montre une séance de studio lors de l’enregistrement de Double Jeu, où vous chantez ensemble, en 1992. Que vous inspirent-elles ?
F. G. : Regardez celle du studio : elle illustre le parcours de Michel. Plus le temps passait, plus c’était dur. Dur parce que l’amour de sa vie, sa fille, était malade. Si on oublie ça, on ne peut rien comprendre à Michel Berger. Plus le temps passait, plus c’était douloureux et plus on se blindait. Dur aussi parce qu’il s’agit de création et que Michel était en plein changement d’écriture. Pour la première fois, je lui avais demandé de casser la structure habituelle couplets-refrain des chansons. Dans les deux cas, on fait de la musique, mais une vie est passée entre les deux.

S. C. : Après la mort de Michel, vous avez enchaîné une série de quatre spectacles différents en cinq ans. Vous dites vous être « noyée » dans la musique…
F. G. : Oui, noyée. Pas au sens de la perdition, mais plutôt d’un envoûtement, d’une immersion, quelque chose vécu à l’intérieur.

S. C. : Et puis, à la disparition de Pauline, vous vous êtes réfugiée dans les mots. Notamment ceux du philosophe grec Sénèque. Ses Consolations sont devenues votre livre de chevet. En quoi des mots aident-ils à affronter une telle situation ?
F. G. : Ils m’ont aidée à me raisonner. Le plus difficile, c’est quand il n’y
a plus que l’émotion qui gouverne. Pour une partie, Sénèque a bien voulu me raisonner. Je l’ai lu, et relu. Sur chaque phrase, je me suis arrêtée.

S. C. : Comme celle-ci par exemple, où Sénèque console une mère de la perte de son fils… Tenez !
F. G. : « Mais si tu reconnais qu’il t’a fait connaître de grandes joies, tu n’as pas à te plaindre pour ce qui t’a été retiré mais à rendre grâces de la chance que tu as eue… » Mais bien sûr ! Il faut comprendre qu’on ne nous a repris que ce qu’on nous avait donné, qu’on aurait pu ne pas nous le donner. J’aurais pu ne pas connaître Michel, ni Pauline. La vie m’a fait la grâce de les rencontrer. Tout cela m’a appris à ne pas me servir du chagrin comme d’une béquille. Ah ! la la ! ça a été un soulagement pour moi.

S. C. : Vous sentez-vous encore chanteuse ?
F. G. : Plus du tout.

S. C. : Certains titres de votre répertoire ont des impératifs très volontaristes : « Viens, je t’emmène », « Résiste », « Débranche ». Aujourd’hui, quel impératif a-t-il du sens pour vous ? « Oublie » ? « Vis » ? « Bouge » ? « Recommence » ?
F. G. : Traverse ! Oui… traverse !



Photo : CORBIS SYGMA/Rosenthiel
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